Originaire d’Amérique du Sud, la jacinthe d’eau (eichhornia crassipes) est devenue une espèce envahissante dans toute l’Afrique de l’Ouest, obstruant les lacs et les rivières, et détruisant les écosystèmes locaux. Au Bénin, elle rend les déplacements en canoë extrêmement difficiles, ce qui a des répercussions négatives sur les moyens de subsistance des communautés locales. Toutefois, les organisations communautaires résistent face à la diffusion de cette plante, et l’utilisent pour créer des produits qu’elles peuvent vendre.
Nous nous entretenons avec Patrice Sagbo, membre d’Actions pour le Développement Durable au Bénin, et membre fondatuer de JINUKUN, un réseau de la société civile travaillant dans les domaines de la gestion durables de la biodiversité et la défense des droits des paysans, paysannes et des communités locales sur les ressources génétiques et les terres agricoles, qui nous explique comment cette plante a affecté les communautés. Nous nous entretenons également avec Eugénie Bokovou, présidente de l’Association Fifadji-Tognon qui réunit des femmes afin qu’elles utilisent cette espèce envahissante pour créer des produits artisanaux tissés et transformer cette plante en un composte riche.
Patrice –
On ne peut pas dire de manière très précise quand la jacinthe d’eau a commencé à devenir un problème. J’ai commencé à entendre parler de la jacinthe d’eau au Bénin il y a plus de 30 ans. Tous les plans d’eau douce continentaux au Bénin – les lacs et les rivières – ont été attaqués par la jacinthe d’eau il y a très longtemps.
Auteure/Auteur
- Patrice Sagbo, membre d’Actions pour le Développement Durable et membre fondateur de réseau de la société civile, JINUKUN
- Eugénie Bokovou, présidente de l’Association Fifadji Tognon
Écosystèmes
- Marin et côtier
Thèmes
- Espèces exotiques envahissantes
Type
- Forme longue
Date
- Cette étude de cas fait partie de LBO-2, publié à l’origine en 2020. Les entretiens et les mises à jour ont eu lieu en 2022.
Pourquoi la jacinthe d’eau représente-t-elle un si grand problème ?
Patrice –
Les communautés les plus touchées sont celles qui vivent dans des maisons sur pilotis sur les lacs, et les personnes qui dépendent de la pêche pour gagner leur vie. C’est parce qu’elles doivent se déplacer en pirogue, pour aller au marché, à l’école, pour pêcher, pour aller partout.
Eugenie –
La jacinthe envahit l’eau depuis longtemps. Elle est venue au moment de la crue et a envahi toute la lagune, et à partir de ce moment-là, la circulation est difficile, et la pêche est difficile. Cela nous embête beaucoup.
Patrice –
Il y a des saisons où les plans d’eau sont complètement envahis par la jacinthe d’eau, et pour nous déplacer, nous devons l’enlever au fur et à mesure. Un trajet qui prendrait normalement une heure ou 30 minutes peut prendre plus de cinq heures. On peut le faire pour les petites pirogues, pour les grandes pirogues à moteur, il est impossible de se déplacer.
Les pêcheurs sont doublement touchés, la jacinthe d’eau rend la navigation difficile, et la pêche est difficile. La plante consomme tellement d’oxygène que les poissons sont contraints de s’éloigner de plus en plus loin des zones touchées pour pouvoir survivre.
Elle affecte même les élèves, parce que certains doivent se rendre à l’école en pirogue. Et avec la jacinthe d’eau, soit ils sont en retard, soit ils n’y vont pas du tout. Des jeunes doivent se déplacer pour aller chercher de l’eau potable, mais tout devient plus difficile à cause de la jacinthe d’eau.
Patrice –
De plus en plus, on entend et il s’observe également sur le terrain que la jacinthe d’eau pousse plus et est même plus peuplée dans les zones humides très polluées. Et effectivement, si comprend que les zones humides au Bénin sont très polluées et que dans ces milieux aquatiques à fort taux de pollution que se rencontrent le plus souvent et de manière persistante cette jacinthe d’eau, on a tendance à affirmer que la jacinthe d’eau est un indicateur de pollution pour le milieu dans lequel il se développe tout en assurant la purification du dit milieu.
Avant, la jacinthe était appelée Tôgblé dans la langue locale, le Fon, qui veut dire « quelque chose qui vient gâter la cité ». On ne trouvait pas de solution. On l’enlevait, elle revenait, on l’enlevait, et elle revenait encore une fois.
Eugenie –
Nous l’appelions Tôgblé parce qu’elle détruisait tout sur son passage. La jacinthe d’eau vient avec des reptiles et des scorpions, elle apporte d’autres menaces. Pour nous, c’est très dangereux. Donc on doit lutter contre cette plante.
Patrice –
Le gouvernement a essayé une solution fondée sur la science. Il a fait venir des insectes pour lutter contre la jacinthe, il les a piégés et les a libérés sur les plantes pour les détruire, mais ça n’a pas fonctionné. Les communautés locales devaient faire des campagnes pour enlever la jacinthe d’eau à la main, sans l’aide du gouvernement. C’était la seule façon pour elles de poursuivre leurs activités quotidiennes.
Les gens ont donc commencé à y réfléchir. Et si on faisait autrement ? Si on utilisait la jacinthe pour le compostage ? Si on l’utilisait pour en faire des articles à vendre ? C’est à ce moment-là que les femmes ont été fortement impliquées dans la transformation de la plante en composte, et le tissage de sacs et d’autres produits.
Eugenie –
En la tissant, nous avons vu qu’on peut s’enrichir. C’est ce qui nous a menés jusqu’ici.
Comment les communautés utilisent-elles la jacinthe de manière positive ?
Patrice –
On récolte la jacinthe d’eau, et les feuilles les plus longues sont lavées et séchées, avant d’être tissées pour fabriquer des sacs, des nattes, des chapeaux et d’autres objets qui sont ensuite vendus. Le reste de la plante est mélangé à du fumier et du sable, puis laissé reposer pour en faire un composte riche, qui sera ensuite utilisé pour l’agriculture, ou vendu.
Eugenie –
Nous touchons maintenant une commission pour les différents objets. Nous faisons beaucoup de bouteilles, des corbeilles, des nattes, des sous-plats, des bonbonnières, des chapeaux. Tout ce qu’on nous commande, on le fait avec la jacinthe d’eau.
Donc la jacinthe n’est plus Tôgblé, elle est devenue Tognon (quelque chose qui améliore le pays) à cause de sa richesse.
Avant, nous étions plus nombreux à travailler avec la jacinthe d’eau. Mais quand on travaille la jacinthe, on a mal aux doigts, aux bras, au dos, et à la colonne vertébrale. Certains n’ont pas résisté et on fait marche arrière. Mais les autres cherchent avec nous, et nous taillons, tissons et lavons la jacinthe ensemble.
Eugenie –
Chacun vend ce qu’il a fabriqué, donc nous gagnons plus en fonction du nombre d’articles que l’on fabrique. Nous mettons un petit pourcentage de nos revenus dans une caisse, et parfois nous l’utilisons pour faire quelque chose ensemble, aller à quelque part, ou faire la fête.
Avec l’argent que vous gagnez avec votre travail, vous pouvez acheter à manger, habiller les enfants, ou les envoyer à l’école. C’est votre argent.
Nous travaillons avec nos enfants, pour leur transmettre les compétences. Ils nous aident à ramasser la jacinthe d’eau, et ce sont les jeunes qui font les finitions.
Nous ne faisons pas que des objets artisanaux avec la jacinthe d’eau. Nous faisons du composte biologique en collaboration avec Jinukun, qui fait la commercialisation pour nous. Ce composte biologique doit remplacer les engrais chimiques qui nous rendent malades. Donc nous faisons cela aussi pour la santé. La santé humaine est très importante.
Est-ce que la jacinthe d’eau reste un problème ?
Patrice –
Malheureusement, le problème n’est pas résolu. La jacinthe d’eau est encore là, parce que la demande d’articles fabriqués avec la plante est très faible.
L’utilisation du composte n’est pas répandue au Bénin. Les gens continuent d’utiliser des engrais chimiques parce que la politique agricole du pays les promeut. On fait croire à tout le monde que c’est ça qu’on doit utiliser, quand en réalité c’est le contraire.
Même les objets artisanaux que les femmes fabriquent ne sont pas populaires au sein de la communauté locale. On parle de pollution par les sacs en plastique non biodégradables. Ces sacs tissés sont une solution, c’est une excellente alternative aux sacs en plastique. Mais on n’en fait pas la promotion. Les femmes ont besoin d’aide pour faire du marketing social, pour développer leur marché.
Eugenie –
Ce que nous devons faire maintenant, c’est sortir de notre coin et visiter les centres d’animation pour montrer nos articles et obtenir des soutiens. Nous devons aller à la télévision, à des émissions radio, exposer nos articles aux foires. Mais avant de faire ça, il faut savoir ce qui a lieu, et où. Quelqu’un doit t’inviter ou t’aider à y aller.
Lors des fêtes, les Blancs viennent nous voir et achètent beaucoup de nos produits. Ensuite nous pouvons utiliser l’argent pour fêter avec nos enfants. Une bonne partie de l’argent que nous gagnons, c’est grâce à ceux qui viennent au Bénin de l’étranger. Les gens d’ici ne connaissent pas l’importance de la chose, donc ils n’achètent pas nos produits.
Patrice –
Si vous veniez au Bénin et que vous voyiez les cargaisons de sacs qui viennent de Chine pour les écoliers, vous réaliseriez combien de devises quittent notre pays alors que nous avons déjà des solutions locales. Ce n’est pas aux femmes de faire la promotion, il faut changer la volonté politique pour promouvoir la consommation locale.
Patrice –
Je parle de sujets environnementaux comme celui-ci à la télévision nationale, mais ce n’est pas encore entré dans les oreilles des décideurs politiques. Malheureusement, les politiques restent tournées vers l’extérieur.
Quel sera l’avenir ?
Patrice –
Si une communauté décidait collectivement « Je ne veux plus de ça dans mon village », nous pourrions renforcer l’économie locale en utilisant uniquement du composte organique et les sacs tissés à partir de jacinthe d’eau. Je vous assure que c’est possible. Les solutions sont devant nous, mais nous avons besoin d’une éducation qui transformera notre mentalité.
Vous pouvez avoir quelque chose de bien à côté de vous sans savoir que c’est bien. Donc il faut éduquer les gens, les informer pleinement sur les avantages que peut apporter la jacinthe d’eau.
Avant, c’était mauvais, mais maintenant c’est bien. Pourquoi ? Parce que si vous l’utilisez pour l’agriculture, les plantes cultivées sont sans danger pour votre santé et pour l’environnement. Ensuite, vous l’utilisez pour les élèves. En achetant des sacs d’école fabriqués avec de la jacinthe d’eau moins chers, il restera plus d’argent dans la poche des gens, et ils seront contents ! Au Nigeria, ils utilisent même la jacinthe d’eau pour fabriquer du biocarburant.
Je suis sûr que la jacinthe d’eau peut disparaître de nos plans d’eau si nous avons une politique bien pensée, où elle ne constitue plus un problème, mais une solution. Et nous pouvons utiliser cette solution pour résoudre les problèmes au niveau local. Éducation, sensibilisation, renforcement des capacités. C’est de ça que nous avons besoin.
Eugenie –
Nous éliminons la pollution de nos eaux, nous fabriquons des sacs biodégradables pour éliminer les sacs en plastique qui nuisent à l’environnement. Nous n’avons même pas les moyens pour aller en bateau chercher les jacinthes. Nous avons besoin d’aide.
Si je peux lancer un appel, je dis à notre gouvernement de penser à nous. Nous sommes à Ouidah. Venez nous voir à Seme-Kpodji.
La jacinthe d’eau, les espèces envahissantes et la crise mondiale de la biodiversité.
Les espèces envahissantes comme la jacinthe d’eau représentent un facteur important dans le recul de la biodiversité au niveau mondial, des chenilles du bombyx du mûrier dans l’Arctique et des invasions de corrosol des marais en Australie aux pterois au Panama. Ces problèmes ne feront que s’aggraver avec la poursuite du changement climatique. L’exemple de la jacinthe d’eau au Bénin illustre la capacité des personnes à trouver des moyens de vivre avec ces espèces sans causer d’autres dégâts à l’environnement, tout en affrontant les problèmes qu’elles causent.
Les solutions basées sur les savoirs locaux et autochtones constituent une manière innovante et durable de gérer ces espèces envahissantes et de préserver la biodiversité de la planète.